Édito : Les mirages du marché de l’art
La création contemporaine ne peut pas se résumer seulement au marché hautement spéculatif qui fait les gros titres de la presse. Par effet d’entraînement, la financiarisation des hautes sphères de l’art contemporain contamine l’ensemble du marché avec une logique boursière déconnectée des réalités de la création. Dans l’intérêt des collectionneurs et des artistes, il serait temps de remettre chaque chose à sa place.
Par Frank Puaux
Plan du dossier :
Des chiffres trompeurs
Une création déconnectée du public
Jeunisme et innovation
Conclusion
DES CHIFFRES TROMPEURS
Le « big market » distille l’idée que l’achat d’une œuvre doit systématiquement générer des gains rapides et conséquents et l’acquisition se retrouve rabaissée à une regrettable instrumentalisation, parfois encouragée par des conseillers mal avisés.
La spéculation gêne d’ailleurs de nombreux artistes, qui tentent de l’empêcher en sélectionnant leurs collectionneurs. Interrogée sur France Inter, la galériste Chantal Crousel précise même que « le phénomène de spéculation sur le second marché peut avoir sur les jeunes artistes (…) un effet catastrophique et les bloquer mentalement. »¹
Titres de presse (Les Echos, Culturebox)
Le rapport Artprice 2015 sur le marché de l’art permet pourtant de relativiser ce phénomène spéculatif : « plus de 45600 œuvres contemporaines se sont vendues cette année en Occident, quatre fois plus qu’en 2005 (…) Or, près de la moitié de ces recettes repose sur la cote exceptionnelle de 10 artistes seulement. »²
Autant dire que les hausses et les baisses spectaculaires enregistrées sur ce marché reposent sur quelques coups de marteau sensationnels et que les prix atteints par les artistes vivants ne sont jamais fortuits.
Thierry Ehrmann – le bouillonnant fondateur d’Artprice – ne nie d’ailleurs pas le caractère artificiel de certaines cotes : « les grandes galeries (…) soutiennent souvent les prix de leurs poulains en salles de ventes. Elles définissent ainsi l’offre artistique tout en construisant les cotes. »
UNE CRÉATION DÉCONNECTÉE DE SON PUBLIC
Caractéristique de l’ère postmoderne, la démarche purement conceptuelle conduit à un désintérêt progressif d’une large frange des collectionneurs. Héritée de Marcel Duchamp, la remise en cause du statut de l’œuvre d’art est bien un jalon incontournable de l’histoire de l’art du XXème siècle. Mais ne conduit-elle pas irrémédiablement à un divorce entre l’art et son public ?
Les institutions culturelles font aujourd’hui la part belle aux formes hybrides issues de l’art conceptuel, du ready-made, de la performance et de l’installation. Autant d’approches qui s’accommodent fort mal aux sphères privées et qui nécessitent un solide bagage historique pour être comprises.
Courtesy the estate of Marcel Duchamp
Si le propos d’un artiste s’enrichit grâce à des explications, tant mieux. Mais son travail doit pouvoir se contenter de sa propre éloquence. La virtuosité d’une œuvre repose sur la personnalité de son auteur. Sur sa « manière » et son originalité. Ce « quelque chose » qui le rend identifiable au premier coup d’œil.
Il me semble que l’idée – le dessein – est le fondement de toute démarche créative. Elle distingue l’art de l’artisanat. Mais doit-on bannir pour autant toute forme de savoir-faire et cesser d’enseigner les techniques ?
JEUNISME ET INNOVATION
Les critiques d’art actuels sont traumatisés par l’échec de leurs prédécesseurs à déceler l’importance des avant-gardes au moment de leur naissance. Leur soif intarissable d’innovation les pousse désormais dans l’excès inverse. En témoigne la folle spéculation qui a accompagné les débuts de la carrière de Damien Hirst… dont la cote s’est effondrée de 83% depuis 2008.
Comme avec les startups, de véritables bulles financières se forment autour des jeunes espoirs et les investisseurs s’emparent de « potentiels » créatifs. Les plus grandes foires leur réservent même des expositions avec un âge plafonné.
Aelita Andre n’avait que 4 ans lors de sa 1e exposition à la galerie Agora à New-York
Dans un article de 2013 intitulé Les temporalités de la réussite ³, la sociologue Séverine Marguin a identifié une échéance symbolique à l’âge de quarante ans : « une étape majeure dans le parcours professionnel, qui représenterait un âge limite de prétention à la réussite. »
L’auteur poursuit en regrettant que « la jeunesse soit associée à la précocité, mais également à la nouveauté ou à l’innovation (…) Mais est-ce un raisonnement solide, dans la mesure où il est déjà délicat de définir le talent, et encore plus de le mesurer : est-ce possible que le talent s’amenuise ? »
Cette glorification de la jeunesse se fait donc malheureusement au détriment de la maturité et en méconnaissance de l’expérience. La persévérance d’un artiste dans sa quête de perfection me semble tout aussi louable qu’une aisance intuitive.
NOTES :
- Le Téléphone Sonne, Le Marché de l’art contemporain, 28/10/2014
(intervention de Chantal Crousel à 35:00) - Étude Artprice 2015, Le Marché de l’art contemporain 2015
- Séverine Marguin, Les temporalités de la réussite : le moment charnière des quarante ans chez les artistes d’art contemporain, SociologieS, (Dossiers, Temps professionnels, temps prescrits, temporalités sociales), mis en ligne le 19/11/2013
POUR ALLER PLUS LOIN :
À LIRE SUR LE COLLECTIONNEUR MODERNE :
- Les 15 chiffres-clé de l’art contemporain en France
- Podcast : le marché de l’art expliqué simplement
- Reproductions et copies : l’art à l’épreuve de la standardisation
citez aussi Aude de Kerros
Je trouve qu’Aude de Kerros critique un peu trop radicalement la création conceptuelle. Mais je déplore comme elle le noyautage du marché, qui ne laisse plus de place aux arts appliqués.
Le jeunisme est un phénomène absurde et très préjudiciable tout comme la normalisation dans les choix décisionnaires des institutions.