Exposition « Après Eden » :
une histoire de la photographie sérielle
Du 17/10/2015 au 24/01/2016
La Maison Rouge convie le collectionneur Artur Walther. Cet esthète allemand a rassemblé un rigoureux ensemble de photographies en séries, séquences et typologies. La scénographie lui donne une dimension prophétique sous le titre « Après Éden. »
La Maison Rouge
(Fondation Antoine de Galbert)
10 bd de la Bastille, 75012 Paris
Du mercredi au dimanche, de 11h à 19h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21h
Tarif : 9 € (tarif réduit : 6 €)
Page officielle sur lamaisonrouge.org
Commissaire de l’exposition : Simon Njami
Illustration : Santu Mofokeng, Eyes-wide-shut
(série Chasing Shadows), 2004
UN COLLECTIONNEUR SE DÉVOILE À TRAVERS SES ŒUVRES
Comme nous le soulignions dans notre article de la semaine dernière, la Maison Rouge est devenue le lieu de référence pour les expositions de collections privées en France. En effet, chaque automne, la fondation donne la parole à un esthète et lui associe un commissaire d’exposition indépendant pour porter un regard extérieur et innovant sur ses choix artistiques.
Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst, 1928
Elle invite cette année l’exceptionnelle collection de photographies d’Artur Walther. Ce banquier d’affaires allemand a rassemblé en vingt ans un ensemble vertigineux de tirages, qui nous dévoilent une personnalité méthodique. Tout n’est ici qu’ordonnancement, séries, séquences et typologies.
Simon Njami, le commissaire de l’exposition, y a décelé des « fictions » fondamentales qui rythment l’exposition comme des titres de livres sacrés (Le Jardin, L’Identité, Le Masque…). Cette présentation révèle en filigrane qu’au delà de l’aspect formel de sa collection, Artur Walther se passionne pour la nature humaine et l’organisation de la vie en société.
POINT DE DÉPART : LA PHOTOGRAPHIE CONCEPTUELLE ALLEMANDE
Dans les années 1990, quand j’ai commencé à collectionner, j’ai fait la connaissance de Bernd et Hilla Becher. Leur travail m’interpellait. Non seulement parce que les paysages et les bâtiments qu’ils ont photographiés m’étaient familiers, du fait que j’ai grandi en Allemagne, mais leur vision systématique – leur façon d’organiser des structures et des motifs – reflétait assez exactement ma façon de voir le monde. Les Becher m’ont encouragé à étudier August Sander et Karl Blossfeldt, dont les œuvres allaient occuper une place centrale dans ma collection.
LA CHARGE SYMBOLIQUE DES PAYSAGES
Les paysages d’Afrique australe de David Goldblatt et de Jo Ractliffe rassemblés dans la section « Le Paysage », mettent en scène la mémoire silencieuse des lieux. Les champs de bataille et les cimetières désertés donnent à l’Histoire une dimension dérisoire et confrontent la mémoire à l’oubli.
David Goldblatt, Sheep Farm at Oubip, Between Aggenys and Loop 10, Bushmanland, Northern Cape, 2004
Santu Mofokeng et Guy Tillim, deux autres photographes originaires d’Afrique du Sud, capturent les zones de contrastes de développement : des architectures modernistes évoquent les traces de l’apartheid et entrent en dialogue avec la misère contemporaine.
PORTRAITS EN SÉRIE : COMMUNAUTÉS ET INDIVIDUALITÉS
Dans sa série des portraits de la Mai Mai Militia, Guy Tillim fait poser avec noblesse des enfants soldats congolais, acteurs et victimes de l’enlisement politique de l’Afrique au lendemain des indépendances.
Ils côtoient ici des archétypes marginalisés que sont les lesbiennes de Zanele Muholi et les transsexuels de Sabelo Mlangeni.
Ces portraits en séries ont pour point commun d’aborder des questions de catégorisations sociales, mais chaque cliché restitue son individualité à son sujet et affirme son intégrité.
La salle « Le Masque » confronte les différentes approches des portraits sociaux en Afrique (Samuel Fosso au 1er plan et Seydou Keïta en arrière plan), en Allemagne (Antlitz der Zeit d’August Sander) ou aux États-Unis (The Family de Richard Avedon)
Sous le titre « Les Autres », la scénographie fait dialoguer des portraits de l’Afrique contemporaine (Jodi Bieber, Samuel Fosso, Sammy Bajoli et Candice Breitz…) avec des clichés ethnographiques et d’identification judiciaire. Une mise en perspective des stéréotypes.
DISSECTION DES SYSTÈMES URBAINS
Une même approche systémique prévaut dans la section dédiée à « La Ville ». Artur Walther y a rassemblé méthodiquement des ensembles d’œuvres qui décortiquent les rythmes urbains et les structures architecturales. On y retrouve l’intérêt du collectionneur pour la photographie conceptuelle, puisque chaque artiste développe à sa façon une méthodologie de l’inventaire.
Luo Yongjin, Lotus Block, 1998-2002
Thomas Struth, en bon élève des Becher, recense avec objectivité des « lieux inconscients » ; Stephen Shore quadrille la 6ème avenue new-yorkaise avec une pellicule infrarouge ; Luo Yongjin décompose l’évolution d’un building de Pékin dans une suite de soixante tableaux ; quant au célèbre panorama Every Building on the Sunset Strip d’Ed Ruscha, il est ici confronté à son aîné japonais, qui témoigne d’une étonnante similitude des démarches artistiques à 12 ans d’intervalle.
LES SÉQUENCES D’UNE ACTION
La section baptisée « Le Corps » rassemble des photographies mises au service de la performance artistique. Divisées en séquences, ces œuvres mettent en lumière le geste dans sa dimension temporelle.
Ai Weiwei, Dropping a Han Dynasty Urn, 1995
Outre le désormais fameux « lâché de vase de la dynastie Han » de Ai Weiwei qui interroge notre relation au patrimoine, on y découvre le travail de Dieter Appelt sur l’autoportrait ou de Song Dong qui décompose avec « Printing on water » une performance sur le fleuve Lhassa.
Ces séquences sont mises en regard avec des planches d’Eadweard Muybridge qui servaient aux peintres du XIXème siècle à mieux comprendre les étapes du mouvement. Les œuvres peuvent en effet être anciennes et anonymes, la collection d’Artur Walther sait s’affranchir des bornes chronologiques quant elle s’empare d’un sujet.
LA PHOTOGRAPHIE VOYEURISTE
Dans l’atmosphère confinée du sous-sol sont exposées des séries d’artistes japonais qui transgressent les frontières de l’intimité et soulèvent la problématique du voyeurisme, qui a accompagné de tout temps le médium photographique.
Nobuyoshi Araki, 101 Works for Robert Frank (Private Diary), 1993
Les images volées dans les parcs publics de Tokyo par Kohei Yoshiyuki côtoient un subversif « journal intime » de Nobuyoshi Araki qui fait apparaître la date de chaque prise de vue.
Si ces clichés contrastent avec les œuvres précédentes par leur caractère exhibitionniste et sado-masochiste, nous y retrouvons la passion d’Artur Walther pour le caractère sériel et systématique de la démarche de leurs auteurs.
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