Art olfactif : entretien avec Sandra Barré
« L’odeur vient se nicher tout près du cœur »

L’exposition Odore, l’art, l’odeur et le sacré proposée par la curatrice Sandra Barré invite à se laisser porter par des odeurs d’œuvres d’artistes de différents univers esthétiques. L’odorat, propre à chaque individu, provoque des souvenirs de moments, de voyages, de rencontres.

Les œuvres exposées à la galerie Pauline Pavec ont chacune une plasticité propre et certaines sont issues d’une performance, sollicitent un geste, d’autres évoquent des moments de la vie. Elles renvoient, pour Sandra Barré, à la notion de relique. L’expérience olfactive nous invite à songer à notre relation au partage, au corps et au sacré.

Propos recueillis par Pauline Lisowski

Air de Paris, 1919 De et par Marcel Duchamp ou Rrose Selavy (La Boîte-en-valise), éditée par Mathieu Mercier, 2015

Air de Paris, 1919 / from « De ou par Marcel Duchamp ou Rrose Sélavy (Boîte-en-valise) », éditée par Mathieu Mercier, 2015

INFOS PRATIQUES :

Entretien avec Sandra Barré
Commissaire de l’exposition Odore, l’art, l’odeur et le sacré
Du 13 janvier 2021 au 20 février 2021
(entrée libre)

Galerie Pauline Pavec, Paris
45 Rue Meslay, 75003 Paris
Site de la galerie : paulinepavec.com
Compte Instagram : @galeriepaulinepavec
Page Facebook : @galeriepaulinepavec

— Quel est votre intérêt pour l’art olfactif ?


L’intérêt que je porte à l’art olfactif est central dans mes recherches. Je me suis tournée vers ce domaine presque par hasard, lors d’un stage de fin d’études fait avec la commissaire indépendante Ekaterina Shcherbakova. Par son entremise, j’ai découvert La chasse, une œuvre fascinante de l’artiste franco-canadienne Julie C. Fortier. C’est une grande nébuleuse blanche, composée de milliers de mouillettes (les touches en papier blanc utilisées en parfumerie) sur lesquelles, à trois zones différentes, trois parfums sont vaporisés. L’un sent l’herbe coupée, un autre sent quelque chose d’animal et un dernier hume des relents de sang. Visuellement, je trouvais ça très beau, mais l’idée que cette forme soit transformée à partir de ce qui était respiré et qu’elle devienne tour à tour un champ ondoyant, une fourrure ou quelque chose de cellulaire, d’organique, m’a complètement chamboulée. À l’époque je travaillais, jeune étudiante en master d’esthétique que j’étais, sur la fascination et sur l’intérêt de soi que l’on projette dans les œuvres.

Avec La chasse, un monde s’est ouvert et je me suis rendu compte combien notre regard était orienté, dirigé, par autre chose, et que cette autre chose pouvait être les effluves. Ce monde des odeurs m’était inconnu. La seule approche que j’en avais était celle du parfum d’apparat. Ma tante gardait les flacons qu’elle avait portés en une petite collection confidentielle et ma mère m’a offert mes premiers parfums en prenant soin de développer avec moi quelle odeur me qualifierait le mieux. Artistiquement, l’odeur est d’abord venue comme une possibilité perceptive où tout était à découvrir. Et j’ai plongé avec passion, car envisager un autre sens perceptif, permet d’envisager une autre histoire de l’art, et d’autres axes de réflexion.

Christelle Boulé, Through Glass #52, photogramme, tirage unique, 2019
— Comment est née l’idée de cette exposition ?


L’exposition a vu le jour parce qu’il y a quelques années, à sa sortie de l’École des Beaux-Arts de Nice, l’artiste français Quentin Derouet, co-fondateur de la galerie Pauline Pavec, a créé un parfum à partir de son travail d’étudiant. Il a distillé tout ce qu’il avait produit aux Beaux-Arts de Nice et a apporté l’huile essentielle de ce travail au parfumeur Lucien Ferrero. Ensemble, ils ont décidé de faire, non pas un beau parfum qui sentirait bon, mais une odeur. Plus nous parlions de cette œuvre et des occurrences et correspondances qu’elle opérait avec des œuvres que j’avais déjà rencontrées dans mes recherches, plus Pauline Pavec me disait « il faut faire quelque chose avec ça ».

Christelle Boulé, Through Glass #52
Photogramme, tirage unique, 2019

Elle et Quentin suivaient mes travaux depuis longtemps, et ils m’ont donné carte blanche pour envisager l’exposition. C’est la première fois qu’ils faisaient confiance à une curatrice, je mesure bien ma chance ! La ligne éditoriale de la galerie est axée sur les dialogues entre artistes historiques et jeunes artistes, et brosser une rapide histoire de l’art olfactif par le biais de différents œuvres les a séduits.

— Comment avez-vous pensé la sélection des artistes venant de différents horizons ?


Je l’ai pensée de la manière la plus éclectique possible tout en alliant leur rencontre et leur réunion autour du thème du sacré. Je voulais vraiment qu’il puisse y avoir une pluralité d’expressions pour donner à envisager le médium olfactif dans ses plus vastes aspects. D’autant que de nombreux artistes ont travaillé les senteurs depuis le début du XXème siècle, mais c’est la critique et les institutions qui ont complètement tu cette manière de faire art. Il y avait tellement de propositions d’ailleurs, que je n’ai pas pu exposer tout ce que j’avais imaginé ! Dans Odore, on retrouve de la photographie, de la vidéo, des installations, de la sculpture, des résidus de performance…

L’enjeu était double, d’une part je souhaitais brosser une histoire de l’art olfactif (et ce dans les potentialités de ce qu’offre le contexte de la galerie) et je voulais l’affilier à la notion du sacré, thématique récurrente dans l’appréhension des médiums rattachés à l’histoire des Beaux-Arts. Historiquement, chaque discipline, la peinture, la sculpture, l’architecture, le dessin, la musique, la poésie, le théâtre et la danse a un lien avec le sacré. Pour autant, la notion du sacré, si elle est très souvent liée à la religion, la dépasse. Un souvenir peut être sacré, un refuge intime aussi et bien évidemment, une odeur.

D’autre part, je souhaitais montrer un bref éventail des possibilités plastiques de l’odeur et sa propension à traverser ponctuellement ou plus assidument la pratique d’artistes de divers horizons. Ainsi, on peut constater combien l’olfaction est primordiale dans le travail de Joseph Beuys ou d’Hermann Nitsch, de Claudia Vogel, de Julie C. Fortier, de Gwenn Aël Lynn, de Hratch Arbach, de Roman Moriceau, de Peter de Cupere, d’Antoine Renard ou de Boris Raux ou comme elle a été mise en forme occasionnellement par Sarkis, ORLAN, Quentin Derouet, Jana Sterbak, Sarah Trouche ou Romain Vicari.

Romain Vicari, ✿˘︶˘✿ .。♡✧, céramique, acier, résine, feuille sèche de cannabis, parfum (cuir, essence de THC), 2020

Romain Vicari, ✿˘︶˘✿ .。♡✧, 2020
Céramique, acier, résine, feuille sèche de cannabis, parfum (cuir, essence de THC)

— De quelle façon les œuvres présentées modifient-elles notre expérience de spectateur et de visiteur ?


Je ne pense pas que l’odeur modifie l’expérience, elle dévoile une autre dimension de l’art, elle mobilise d’autres canaux de réception, d’autres constructions culturelles avec lesquelles l’éducation courante ne nous familiarise pas. Si on apprenait autant les odeurs que les couleurs par exemple, notre attention envers les senteurs serait beaucoup plus consciente. Par contre ce moyen de perception, comme tous les moyens de perception d’ailleurs, a ses spécificités. L’odeur vient se nicher tout près du cœur lorsqu’elle est respirée. A contrario des sens de la distance que sont la vue et l’ouïe, les exhalaisons sont absorbées par le corps. Celles-ci touchent à l’intime, à l’émotion et à la mémoire, c’est indéniable et souvent, le rapport que l’on a avec elle est celui de la réminiscence.

Mais elle est également chargée de ses propres constructions culturelles. Par exemple, l’encens, au-delà de ses propriétés humées qui renvoient aux résines enveloppantes, exprime la notion de sacré. Cette odeur a été tellement utilisée dans tant de cultes différents, qu’elle est chargée de ce rapport. Je trouve ça fascinant de faire cette double étude : celle qui touche à l’art et celle qui touche à la vie. Avec les exhalaisons, il est flagrant de voir combien tout cela s’entremêle.

— Comment avez-vous conçu la scénographie de l’exposition ? Peut-on parler d’un cabinet de curiosités des odeurs ?

L’idée était plutôt de partir sur un reliquaire que l’on trouverait au fond d’une chapelle païenne. L’étagère qui propose les œuvres les place toutes à même hauteur et les laisse évoluer chacune à leur mesure. Au départ, je voulais diriger les flux d’air, les orienter par un système mécanique de ventilation au centre de l’espace, mais j’ai rapidement abandonné cette idée de contrôle, préférant observer et expérimenter comment les effluves allaient cohabiter. Je trouvais important que dans une exposition sur le sacré, l’odeur des cultes puisse être libre de s’exprimer.

Julie C. Fortier, Ce que j’ai volé au soleil, 2019
Crème pour les mains, parfum, poudre d’or, disque de porcelaine, produit avec le soutien de Rurat

Julie C. Fortier, Ce que j'ai volé au soleil, 2019

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