Didier Brousse / Galerie Camera Obscura
Un certain regard sur la photographie
La galerie Camera Obscura expose à Paris, depuis 1993, une photographie subtile et exigeante. Épaulé par son épouse Kiyoko, Didier Brousse a su y attirer de grands noms tels que Willy Ronis, Marc Riboud ou Sarah Moon. Il ouvre ses portes au Collectionneur Moderne et livre sa vision d’un médium en pleine mutation.
Au 268 bd Raspail, 75014 Paris
Du mardi au samedi de 12h à 19h
Site web : galeriecameraobscura.fr
En ce moment :
Exposition des photographies de Denis Brihat jusqu’au 30/01/16
Rencontre avec l’artiste le 17 décembre 2015
Le Collectionneur Moderne (LCM) : Les techniques abordées par vos artistes sont assez nombreuses et variées. Quelle est la ligne éditoriale de votre galerie ? Êtes-vous particulièrement attaché aux spécificités techniques de la photographie ?
Didier Brousse (D.B) : J’ai été tireur pendant assez longtemps, j’ai donc toujours été intéressé par la qualité de la matière photographique. Cela influe en partie sur mes choix artistiques, mais je ne crois pas que ce soit déterminant. Ce n’est pas une « ligne » à proprement parler. J’aime simplement les techniques qui font appel à la main et à la créativité, au travail pratique de l’image sur le long terme. J’aime moins le numérique et les impressions jet d’encre, mais ça ne m’empêche pas de faire des choix qui vont contre ce tropisme.
Lorsque nous avons ouvert la galerie, les visiteurs étaient moins nombreux et plus au courant des pratiques photographiques
Nous avons exposé cette année les œuvres de Jungjin Lee, une photographe coréenne dont les séries récentes sont des tirages pigmentaires sur papier japon. Sa prise de vue et ses premiers tirages sont argentiques, mais elle réalise désormais ses tirages d’exposition avec une impression jet d’encre, pour toutes sortes de raisons pratiques et esthétiques que je comprends et que j’approuve. Mais j’ai quand même une préférence pour l’argentique.
Ce qui est d’abord déterminant, c’est l’engagement et la réussite du travail d’un artiste, indépendamment des techniques qu’il emploie. D’ailleurs, la façon dont il travaille concrètement influe bien souvent sur la façon dont l’artiste pense et conçoit son œuvre. Quand il y a une raison bien particulière pour aller dans une direction technique, c’est toujours intéressant.
LCM : Quel est le rapport entre le photographe et le tireur ?
Y a-t-il une spécialisation des tâches et comment ce rapport évolue à l’ère numérique ?
D.B : Il y a toujours eu cette spécialisation, surtout avant le numérique. Mais le photographe peut désormais faire beaucoup plus de choses par lui-même : le numérique rend le tirage plus accessible, d’un point de vue financier et fonctionnel. Ce n’est pas impossible de s’équiper d’un traceur grand format, alors que ce n’est pas évident d’installer un laboratoire chez soi.
Pour les grands formats ou les tirages bien spéciaux, les artistes se tournent toujours vers des labos, mais le numérique permet globalement un recentrement chez le photographe.
LCM : Le Code de la propriété intellectuelle limite la définition d’une photographie originale aux tirages de moins de 30 exemplaires. Est-ce que cela correspond aux réalités de la pratique photographique ?
D.B : La limitation des tirages est une idée assez récente. Il y avait eu quelques précédents, comme par exemple Edward Weston dans les années trente qui limitait ses tirages à 50 exemplaires, mais ça n’avait pas du tout pris. Denis Brihat – que nous exposons en ce moment – a eu une position encore plus radicale dans les années soixante avec une série d’œuvres tirées à un seul exemplaire. Mais c’était un peu excessif et dans les années soixante-dix, il est revenu à des limitations entre 3 et 12 exemplaires en fonction des formats. C’était toutefois un précurseur, ça n’existait quasiment pas à l’époque.
Denis Brihat, Coquelicot, 1999
Photographie argentique, virage à l’or
30 x 40 cm
Denis Brihat a élu la nature comme son unique source d’inspiration. Dès 1958, il s’isole comme un ascète au cœur du Vaucluse et expérimente une alchimie du tirage photographique. Ses procédés de virages, oxydations, sulfurations, gravures chimiques… donnent à ses images une apparence inimitable.
Le phénomène a commencé dans les années quatre-vingt. Les photographes américains limitaient alors assez souvent leurs tirages à 30, 50 ou 80 exemplaires. En France, la limitation légale était liée à une question fiscale et a été décidée par le Ministère des Finances en liaison avec le Comité des galeries d’art. Cela correspondait alors en quelque sorte à une moyenne. Maintenant c’est la règle générale, les photographes font presque tous des éditions limitées.
Cette décision a nécessité des mesures transitoires. Bernard Plossu par exemple – qui fait partie de cette génération de photographes pour qui la photographie ne devait pas nécessairement être limitée – a commencé à limiter ses tirages il y a quelques années, mais juste pour ses nouvelles images. Celles qu’il vendait par le passé sans numérotation ne le sont toujours pas lorsqu’il les tire aujourd’hui.
LCM : Est-ce que la limitation des tirages est un critère important pour vos clients ? Et vous, qu’en pensez-vous ?
D.B : Pour les personnes qui s’intéressent nouvellement à la photographie et qui connaissent moins son histoire, une limitation à trente exemplaires apparaît même parfois comme excessive. La tendance est à une limitation plus restrictive. À 3, 5, 7 ou 12 exemplaires. Mais c’est une tendance.
Pour ma part, je pense qu’une connaissance pratique de ce qu’est le tirage photographique donne des idées plus claires. Je considère que lorsqu’on confie un tirage à une machine et que les épreuves sont toutes identiques, alors c’est tout à fait normal de les limiter. Mais quand il s’agit d’un travail personnel, la limitation ne semble pas appropriée. L’artiste fait en quelque sorte à chaque fois une nouvelle œuvre. L’interprétation d’un négatif fait partie de la création et je comprends très bien Pentti Sammallahti qui considère que seule compte la qualité du tirage et qui refuse de les limiter.
On peut relativiser cette question qui n’est pas un point central ou rédhibitoire à mon sens. C’est pour la qualité et la désirabilité de leur travail que des photographes marquent l’histoire de la photographie. Et non pour des questions de limitation de tirages, qui n’ont qu’une influence subsidiaire.
LCM : Depuis l’ouverture de votre galerie en 1993, le public a du beaucoup évoluer. Avec la démocratisation de la photographie, le public a-t-il gagné ou perdu en connaissance technique ?
Certaines galeries présentent la photographie comme un compromis entre une œuvre d’art et un poster. (Elles) démocratisent la photographie, mais d’une façon qui ne me plaît pas beaucoup
D.B : Lorsque nous avons ouvert la galerie, les visiteurs étaient moins nombreux et étaient plus au courant des pratiques photographiques. Maintenant nous avons un public plus large, qui a plus l’habitude de côtoyer la photographie – il y a plus d’expositions, plus d’occasions d’en voir et d’en entendre parler – mais dans le même temps, les branches de la photographie se sont multipliées et complexifiées. Le public a donc aujourd’hui plus besoin d’être renseigné. Dès qu’on a l’occasion d’engager la conversation, les visiteurs demandent la façon dont les œuvres sont produites, à quel tirage, etc.
Bernard Plossu, La Ciotat, 2014
Tirage charbon Fresson, 20 x 30 cm
Bernard Plossu est un voyageur infatigable qui a toujours eu la photographie dans le sang. Il a développé au gré de ses pérégrinations un style spontané et immédiatement reconnaissable. Ses clichés au Nikkormat 50 mm sont tirés en N&B ou en couleur par le procédé Fresson.
LCM : On présente souvent la photographie comme une porte d’entrée vers l’art contemporain, plus accessible financièrement que d’autres médiums. Est-ce bien vrai ?
D.B : Bizarrement, je trouve la photographie relativement chère ! Plus chère qu’auparavant en tout cas, et comparativement plus chère que d’autres médiums, si on tient compte du fait que c’est un multiple.
Mais en effet, par rapport aux prix pratiqués en général dans l’art contemporain, la photographie est accessible. La gamme de prix de Camera Obscura est assez raisonnable : même si nous accueillons quelques artistes chers, un tiers de ceux que nous représentons proposent des œuvres de premier prix à moins de 1000 euros. C’est donc un art qui est à la portée des personnes qui ne disposent pas d’un gros budget mais qui souhaitent acquérir une œuvre originale.
Le marché est en fait assez contrasté. Il y a, d’une part, des galeries qui proposent des photographies correspondant aux codes esthétiques et financiers de l’art contemporain. Et leurs prix sont très élevés. Dans ce circuit, de jeunes photographes peuvent ainsi vendre leurs œuvres à des prix qui correspondent, dans des galeries spécialisées comme la nôtre, aux travaux d’artistes qui sont déjà entrés dans l’histoire de la photographie.
Et d’autre part, il y a certaines galeries qui présentent la photographie comme un compromis entre une œuvre d’art et un poster, un multiple bon marché, tiré à de nombreux exemplaires par des machines. Ces galeries démocratisent la photographie, mais d’une façon qui ne me plaît pas beaucoup. Elles industrialisent en quelque sorte le processus.
LCM : Et n’est-elle pas « intellectuellement » plus accessible que d’autres médiums ?
D.B : Oui, cette facilité d’accès est sans doute liée à la simplicité de l’émotion que suscite l’image photographique. Nous y sommes tous habitués, ne serait-ce qu’à travers les photos de familles… Nous avons tous un rapport simple et direct face à un sujet photographié. Un rapport même souvent intime.
Mais je pense aussi qu’il y a dans la photographie des œuvres conceptuelles qui ne sont pas forcément très faciles de premier abord. Nous proposons quelques œuvres qui vont vers une certaine abstraction… Une partie du travail de Denis Brihat par exemple va vers la simple jouissance formelle des gris, des noirs et des couleurs. Mais c’est quand même assez minoritaire à Camera Obscura. Ce qui me touche personnellement en photographie a presque toujours un lien avec le réel. Avec le monde réel.